Désir de villes, préface

Voici un texte écrit par Erik Orsenna comme préface du livre « Désir de villes » 
Ce texte compare la ville au corps humain et aborde ainsi tous les problèmes de la ville durable.


« Il était une fois la vie, il était une fois les villes.
Les deux histoires se mêlent puisque, presque tous, nous vivons désormais dans les villes ... Alors les vies s'emboîtent : nos vies à nous dans la vie des villes.

Aucune comparaison n’est plus pertinente : toute ville est corps.
Un corps vivant.
C'est-à-dire un corps qui bouge, qui jamais ne s'arrête.
Comme la vie.
Un corps qui grandit ou se tasse avec l’âge.
Un corps qui n’est fait que de changements et de métamorphoses.
Un corps qui, en permanence, se construit et se déconstruit pour se construire à nouveau.

Qu'est-ce qui fait tenir debout un corps ou une ville ?
Des infrastructures, ou, si vous préférez, un squelette.
Qu'est-ce qui permet à une ville ou à un corps de vivre ?
Des réseaux, la plupart enfouis.
Ouvrez un corps, ouvrez le sol d’une ville : vous verrez d'abord des tuyaux.

Et savez-vous ce que fabriquent d'abord les cellules dont nous sommes constitués ?
De l'énergie.
Tout comme les villes.
Nos villes ne s'animent que par l'énergie qu'on leur offre : le chaud, le froid, les lumières, l'électricité.
Nos villes ont faim, tout comme nous.
Et tout comme nous, elles ont besoin d'être nourries.
Et pas seulement d'aliments matériels.
Il meurt, l'être humain qu'on empêche de rêver.
Elle se dessèche, la ville qu'on prive de s'imaginer plus grande, plus belle, plus joyeuse, plus fraternelle.

Parfois, souvent les villes se blessent.
Vous connaissez une vie sans blessures ?
Des inondations et des feux surviennent, de plus en plus souvent maintenant que le climat se dérègle.
Des tremblements agitent le sol, si forts qu'ils effondrent les maisons.
Alors il faut rebâtir, se rebâtir.
Il faut réparer, se réparer.
La vie, comme la ville, est en état de réparation permanente.
Savez-vous ce qu'est la résilience, cette force que nos villes vont devoir apprendre ?
Notre capacité à surmonter les chocs et l'adversité.

Parfois, souvent les villes se déchirent.
Vous connaissez une vie sans déchirures ?
Alors du matin jusqu'au soir, et plus encore la nuit, il faut ravauder, retisser.
La ville est une entreprise textile. Un patchwork dont les pièces, les quartiers comme les populations, doivent sans cesse être reliés.
La ville est une entreprise de transport.

Il peut être considéré comme mort, le corps dans lequel le sang ne circule pas.

Ainsi la ville. Sans mobilité de ses habitants, elle se fige, elle se pétrifie, adieu la vie fluide, bonjour les ghettos : ils sont nés de thromboses. Est-ce encore une ville, celle qui accepte que son territoire se mouchette de zones de non-droit ?

Savez-vous ce qu'est l’homéostasie ?
Une notion clé de la physiologie, inventée par le grand savant Claude Bernard : c'est la capacité d'un organisme ou d'un système non seulement à tenir ensemble mais à faire agir ensemble et pour le bien de cet organisme ou de ce système ses différentes composantes.

Une ville, un corps ne sont pas seuls au monde. Ils entrent en relations, diverses et permanentes, avec les autres villes, avec les autres corps. Et avec l'environnement. Ainsi, par exemple, le végétal est bon pour les villes parce qu'il est bon pour leurs habitants. Les arbres, outre qu'ils nous rappellent nos liens anciens avec la nature, diminuent la chaleur ambiante en même temps qu'ils traitent (une partie de) la pollution.

Ne soyons pas naïfs : les villes ont des ennemis.
Vous connaissez une vie sans ennemis ?
Vous connaissez un corps qui accepte de se faire attaquer sans livrer bataille ?
Alors la ville doit se défendre.
Et d'abord pour la santé de ses habitants. La sécurité est le premier des droits, celui qui conditionne tous les autres.
Pour ce faire, la ville a des obligations de vigilance.
De même que, dans le sang, les globules blancs repèrent leurs agresseurs. Avant de les réduire.

On le sait maintenant : la bonne santé, la nôtre comme celle de toute ville, repose sur le pouvoir de rassembler et de traiter un nombre presque infini de données.
Comment gérer sans savoir ?
Le premier courage, c'est de vouloir savoir. La condition de l'intelligence, au sens de ville « intelligente », c'est le refus du déni.
Des insuffisances de capteurs et/ou des pannes de transmetteurs et c'est le fonctionnement général qui patine, déraille ou s'arrête.
Ces informations remontent au quartier général, cerveau pour le corps ; équipe municipale pour la ville.

Et c'est ainsi qu'une ville est une volonté, un projet, lequel est toujours fils d'une vision.
Comme tout mouvement décidé par le cerveau, tout ordre donné par lui a corps.
Il y a des corps inertes, qui subsistent, qui survivent, qui se contentent d'être.
De même les villes.
Sauf que les villes, plus que les corps, sont en concurrence.
Il y a des jours où on peut se demander si la ville n'est pas le plus formidable des réservoirs de la vie.
Voilà pourquoi, en pestant, ronchonnant, en rêvant de campagne, on se précipite pour y vivre.

Alors, bienvenue dans la ville, bienvenue dans la vie moderne ! »

Commentaires